Alors que la lutte contre les violences sexistes et sexuelles s’impose comme un enjeu majeur de notre société, une question se soulève : les médecins sont-ils assez formés pour prendre en charge les patient·es victimes ? Les docteures Pauline Jeanmougin et Rosalie Rousseau, toutes deux médecins généralistes de la métropole nantaise et enseignantes au département de médecine générale de Nantes Université, ont accepté de répondre à nos questions.
Réalisé par : Zoé Fraslin
Entre les étudiant·es en médecine de Nantes Université, les avis divergent sur la façon de prendre en compte le consentement dans leur pratique. Chacun a son truc : “Je ne retire jamais le t-shirt de mes patients quand je les ausculte, sauf si c’est vraiment nécessaire”, affirme une étudiante en 6ème année. Son amie est surprise : “Ah bon ? En général je trouve que c’est plus simple. Et j’avoue que je ne demande pas forcément le consentement pour le moindre geste. Les patients viennent pour ça, pour l’examen.” “Alors que moi si, je demande à chaque fois.”
“On est peut-être juste une jeunesse éclairée”
Lors de leurs stages, on leur dit de faire attention, que c’est essentiel de prendre en compte le consentement des patient·es. Depuis 2002, la loi Kouchner stipule qu”aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment” [Art. L. 1111-4]. Les étudiant·es sont également évalué·es sur leur relationnel avec le patient lors des consultations simulées, une initiative de la faculté nantaise. Mais pour ce qui est de la pratique sur le terrain, ils remarquent une vraie différence en fonction des services. “En gynécologie, évidemment ils insistent beaucoup là-dessus”, déclare une étudiante en 4ème année. “Mais plusieurs fois, je me suis sentie mal à l’aise dans des spécialités plus techniques, comme la cardiologie où on prend moins le temps avec le ou la patient·e.”
“Globalement, ça dépend des formateurs. Une fois, on était quatre stagiaires dans la chambre de la patiente, et je voyais bien qu’elle était mal à l’aise,” confie une autre étudiante de la même promotion. “Quand j’ai fait la remarque, mon maître de stage m’a répondu qu’on s’en fichait.” Les étudiant·es remarquent une évolution générationnelle. Les médecins séniors semblent moins au fait des questions de violences sexistes et sexuelles que ceux plus jeunes. Un étudiant de 6ème année déclare : “J’ai le sentiment d’être formé, mais j’ai du mal à dire si c’est grâce à ma culture personnelle ou à la fac. Peut-être qu’on est juste une jeunesse éclairée.”
Certains déplorent quand même un manque de formation théorique à la faculté de médecine, comme cet étudiant en 3ème année : “Le Pôle Santé Publique de la Corpo [le BDE de médecine] fait des formations dessus et des associations sont parfois invitées pour nous parler des VSS, mais on a pas de cours à proprement parler dessus.” Dans le collège de gynécologie-obstétrique, un des livres de cours de médecine, un item est consacré aux violences sexistes et sexuelles. Toutefois, difficile de s’attarder dessus avec environ 350 autres items à apprendre par cœur. “On a les bases parce qu’on en parle autour de nous, mais il faudrait qu’on puisse approfondir. Notre volonté de devenir médecin est motivée par notre rapport à l’autre.”
Multiplier les canaux de formation
Les docteures Pauline Jeanmougin et Rosalie Rousseau sont toutes deux médecins généralistes et professeures associées au département de médecine générale à Nantes Université. En 2018, le département nantais de médecine générale les a invitées à reprendre le cours traitant des violences conjugales donné pour les internes de médecines générales. Ensemble, elles ont fait le choix de le remanier afin de parler des VSS. Leur cours est une introduction à la thématique et insiste sur le dépistage des violences vécues et le psycho-traumatisme qu’elles engendrent.
En début de cursus, les étudiant·es de médecine ont des cours de SHS, pour Sciences Humaines et Sociales, dans lesquels l’éthique médicale leur est enseignée. Le consentement est notamment abordé, mais certain·es étudiant·es déplorent que cette théorie soit dissociée de ce qu’iels vivent concrètement sur le terrain, avec les patient·es. La docteure Rousseau confirme : “Les étudiant·es sont tous capables de nous dire de manière mécanique ce qu’est le consentement, mais éprouvent des difficultés à l’appliquer et se sentent parfois même dérouté·es.”
En mars 2023, la députée LFI Sophia Chikirou annonçait déposer une proposition de loi pour lutter contre les violences obstétricales et gynécologiques. L’une des mesures comprises dans le projet de loi vise à rendre obligatoire la formation continue sur les violences obstétricales et gynécologiques et les violences sexistes et sexuelles. À Nantes, le cours enseigné par les docteures Jeanmougin et Rousseau n’est pas obligatoire. Elles le justifient par la nécessité d’avoir “envie d’être formé·e à ces questions-là pour en profiter pleinement.” De même, si la Dr Rousseau est d’accord pour dire qu’une formation devrait être obligatoire, et effectuée plus tôt dans le cursus, elle ajoute que cela demande de s’assurer en amont de la sensibilité et de l’éducation aux sujets des VSS et de leurs conséquences chez les personnes qui donneront cette formation, au risque que cela soit contre-productif. Elle ajoute que la formation ne doit pas simplement passer par l’enseignement supérieur : “Je suis convaincue de l’importance de multiplier les canaux pour faire passer un message convenablement. [...] Un bon prisme serait peut-être d’introduire d’autres structures dans la faculté.”
Ouvrir la boîte de Pandore
Durant leurs études médicales, l’accent était principalement mis sur le dépistage des violences conjugales, et moins sur la prévention et les conséquences de ces violences. On les incitait à poser la question à leurs patientes mais la Dr Jeanmougin se souvient d’un enseignement archaïque : “Durant mon externat, j’ai vécu le toucher bidigital [toucher rectal et toucher vaginal] en bloc opératoire sur des patients endormis. [...] À l’époque, c’était impossible de critiquer tellement c’était normalisé.” Cette pratique avait fait scandale en 2015 après la publication d’un document de la faculté de médecine Lyon-Sud, où il était précisé que l’examen clinique de l’utérus se ferait en “apprentissage du bloc sur patiente endormie”.
Toutes deux reconnaissent que leur pratique médicale est avant tout orientée vers l’autre. Au fil des années, elles ont de fait pris conscience de la prédominance des violences chez leurs patient·es. “Plus on pose la question, plus on trouve, et en tant que médecin généraliste, c'est effarant le nombre de personnes qui répondent positivement quand on leur demande s’ils ont déjà vécu des violences dans leurs vies.” En se basant sur son expérience clinique, la Dr Jeanmougin estime que cela concerne entre trois et quatre de ses patient·es sur dix. Un chiffre en adéquation avec le dernier rapport annuel du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes sur l’état des lieux du sexisme en France où 37 % des femmes déclarent avoir vécu au moins une situation de non-consentement. Chez les 25-49 ans, c’est quasiment une femme sur deux.
La nécessité de prendre le temps
Dans l’exercice médical, obtenir un climat de confiance et d’écoute entre le praticien et le ou la patient·e est essentiel. Si cela passe dans un premier temps par le respect du consentement en n’imposant rien et en proposant un temps de réflexion si besoin, Pauline Jeanmougin fait également attention à son vocabulaire : “Par exemple, avant de poser le spéculum, je dis bien à mes étudiants qu’on ne dit pas “J’écarte les jambes” mais “J’accompagne le mouvement pour faire tomber les jambes”. [...] J’essaye d’accompagner mes gestes pour que les gens comprennent ce que je suis en train de faire.”
La docteure a par ailleurs modifié sa pratique gynécologique pour supprimer le toucher vaginal de l’examen de routine s’il n’est pas nécessaire. “On ne fait pas d’examen inutile, d’examen invasif, si cela n’apporte pas d’élément clinique”. Et si elle a besoin de ce type d’examen, mais que le ou la patient·e refuse ou n’y arrive pas ? La réponse fuse : “Alors on le travaille, on prend le temps de trouver une solution. [...] Mais on ne force jamais.” Elle mentionne notamment l’existence de l’auto-prélèvement vaginal qui peut servir d’alternative au frottis.
Un semblant de paradoxe se dessine en filigrane. L’activité médicale exige de la rapidité et les médecins sont très demandés. Les deux docteures déplorent que par manque de temps, certain·es de leurs confrères et consœurs fassent preuve d’une certaine brutalité. Elles appellent à ne pas se déresponsabiliser et à continuer à prendre le temps. La Dr Jeanmougin reconnaît cependant que les médecins ne sont “pas toujours prêts à recueillir la parole convenablement, à cause de la fatigue ou de leur vie personnelle.” L’important est de le conscientiser et de prendre le temps la fois suivante.
S’emparer de ces questions
Pour la Dr Rousseau, la nouvelle génération de médecins est bien plus au fait de la thématique des violences sexistes et sexuelles. Elle raconte que leur regard neuf sur une patientèle déjà bien établie permet parfois de débusquer certains signes qui n'avaient pas été remarqués auparavant.
Concernant les médecins en exercice, elle constate une “forme d’usure” sur ces thématiques dont on parle déjà depuis plusieurs années. Plusieurs structures proposent aux professionnel·les de la santé des socles de formation continue qu’iels sont invité·es à suivre à l’issue de leur diplôme sur des soirées ou des journées. Certains médecins ne voient pas la nécessité de se former sur la thématique des VSS qu’ils considèrent comme acquise. Beaucoup évoquent aussi un manque de temps que Rosalie Rousseau voit comme un argument pour se déresponsabiliser.
“Mais c’est le problème de la société en général”, ajoute sa consœur. “Tant qu’on n'aura pas résolu ce problème sociétal de la lutte contre les violences, en particulier sexuelles, à l’encontre des femmes, des hommes et des enfants, nous [les médecins] aurons encore beaucoup de travail.”
Alors comment faire évoluer les choses ? Pour les docteures Jeanmougin et Rousseau, il est crucial de continuer à sensibiliser les futures générations de médecins sur leur responsabilité professionnelle et sociale et sur l’importance de maintenir une horizontalité dans la relation avec le ou la patient·e. L’écoute de l’autre et l’empathie doivent être centrales dans le traitement médical. Elles appellent aussi à faire preuve de solidarité au sein de la profession médicale en discutant des violences sexistes et sexuelles pour améliorer la pratique individuelle mais aussi pour “souffler si cela devient trop lourd à porter.”
Si vous avez besoin d’être écouté·e ou accompagné·e (psychologiquement, juridiquement, socialement ou médicalement), appelez le 3919 : c’est le numéro national d’écoute et d’orientation à destination des personnes victimes de violences, de leur entourage et des professionnel·les étant en contact avec des victimes de violences.