“Un·e chercheur·euse, c’est quelqu’un qui est payé pour se poser des questions”.
Système d'appel à projets, précarisation des jeunes chercheur·euse·s et formatage des sujets de recherches... Tant d'enjeux actuels analysés ici en miroir.
Un face à face entre deux niveaux :
Un, une échelle globale à partir d'extraits vidéos de la conférence organisée par le Labo des Savoirs et le Museum d'Histoires Naturelles de Nantes. On y parle du financement de la recherche publique.
Deux, une échelle individuelle avec l'interview d'un ancien doctorant Nantais qui témoigne de son expérience vis-à-vis de la recherche de financement.
Réalisé par : Victor Cariou et Philémon Guillet.
Jérémy Freixas a quitté la recherche en juin. Aujourd'hui, il enseigne à l'ISEN Yncrea Ouest à Nantes, une école d'ingénieur. Que pense cet ancien doctorant de Polytech Nantes et de l'IEMN Lille de l'état du financement de la recherche en France ?
Partie 1 : QUEL CHERCHEUR ES-TU, JÉRÉMY ?
Pour toi, c’est quoi un chercheur ?
Un chercheur·euse, c’est quelqu’un qui est payé pour se poser des questions.
Pourquoi t’es tu dédié à la recherche ?
Ce n’était pas quelque chose de spontané. J’ai d’abord été dans une école d’ingénieur. J’y ai assisté à un cours qui m’a beaucoup intéressé, sur le micro stockage de l’énergie à destination des objets connectés. Comme le sujet m’intéressait beaucoup, j’ai fait une demande de stage à un chercheur de la ville dans ce domaine.
Quel était ton domaine de recherche ? Ton type de doctorat ?
Je travaillais sur la miniaturisation des batteries en vue de la conception de dispositifs connectés d'un volume de quelques centimètres cubes, dans le cadre d’un doctorat en co-direction (ndlr : avec deux directeurs de thèse), avec un laboratoire à Lille et un à Nantes.
partie 2 : la recherche, combien et comment ?
Avant de parler de financement, il faut savoir ce qui va être financé. Recherche publique ou privée, fondamentale ou appliquée ?
une enveloppe à 50 milliards...
Intervenant : Nicolas Ngo, chef du département des relations entre science et société au Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
Étais-tu dans la recherche publique ou privée ? Fondamentale ou appliquée ?
J’étais dans la recherche publique, mes deux directeurs de thèse étaient maîtres de conférence. Ma thèse portait plus sur de la recherche appliquée, ou technologique. À la différence de la recherche fondamentale, on avait un but de résultat de performance. Mais pas nécessairement d’avoir un prototype de batterie à la fin, ce n’était pas un projet de R&D (ndlr : Recherche et Développement, dans le monde industriel).
À la fin de mon projet de recherche, j’aurais aimé avoir fait un peu plus de recherche fondamentale. Dans la recherche appliquée, on prend moins le temps d’essayer de décortiquer la science derrière. Plus que de la recherche fondamentale sur les composants de la batterie, on a cherché à améliorer sa performance. J’ai manqué de temps pour chercher plus.
Qu’est-ce qui t’as fait choisir entre ces deux domaines ?
Ce qui m’a poussé vers ce sujet, c’était essentiellement les gens avec qui je travaillais. S'il·elle·s m’avaient proposé un autre sujet, j’aurais dit oui.
Quelles sont les modalités de financement qui caractérisent ton domaine de recherche ?
Il y avait un peu de tout : des financements liés aux appels à projet de l’ANR (ndlr : Agence Nationale de la Recherche), liés aux appels à projet de la DGA (ndlr : Direction Générale de l’Armement), et des financements permanents liés à l’Université.
Pendant que j’étais doctorant, le projet auquel je participais a reçu un financement suite à un appel à projet de la DGA et un autre du RS2E (ndlr : réseaux de laboratoire et d’entreprise autour des batteries). Vu que mon projet était de la recherche appliquée, ça collait bien avec l’appel à projet.
Une fois l’appel à projet de la DGA remporté, on a reçu un financement pendant trois ans. En tant que doctorant, j’ai du fournir quelques pièces pour le dossier d’appel à projet et une lettre de motivation.
Les têtes de gondoles de la recherche.
Si l'État, l'armée et l'industrie financent la thèse de Jérémy, qu'en est-il d'autres sujets ?
Intervenant : Thierry Brousse, vice-président en charge de la valorisation et de l’innovation, enseignant-chercheur à Institut des Matériaux Jean Rouxel.
"La personne en moi me dit que c’est normal d’orienter les financements. Le chercheur en moi me dit que c’est triste de toujours devoir batailler."
Que penses-tu des domaines de recherches qui reçoivent le plus facilement des financements ? Sont-ils trop formatés ?
La question ne serait-elle pas : n’est-on pas en train de trop orienter la recherche ? Le citoyen en moi me dit que c’est normal d’orienter les financements. Le chercheur en moi me dit que c’est triste de toujours devoir batailler. Sans les appels à projets, on a juste notre salaire de garanti. On n’a pas de moyens pour travailler.
Par exemple, si on avait dit à Einstein de ne pas travailler sur la physique quantique, un sujet alors complètement fondamental et pas appliqué, mais plus sur les sujets de son époque, on n’aurait pas aujourd’hui de panneaux solaires, pas de batteries dans nos voitures. Il faut un équilibre.
Le système de présélection des thèmes financés t’a-t-il influencé dans le choix de ta thèse ?
Indirectement oui. La condition pour faire cette thèse était d’avoir un financement, donc il fallait que les gens autour de moi l’ai, vu que j’ai choisi cette thèse plus pour les gens avec qui j’allais travailler que pour le sujet en lui-même.
l'appel à projet, peu d'élu·e·s pour beaucoup de déçu·e·s.
Au centre du débat, l'appel à projet semble faire oeuvre d'interface. Une plateforme mettant en avant les meilleur·e·s, poussant dans l'oubli les "moins meilleur·e·s".
Intervenant : Thierry Brousse, vice-président en charge de la valorisation et de l’innovation, enseignant-chercheur à l'Institut des Matériaux Jean Rouxel.
"Si on considère le temps investi par tout le monde, on dépense beaucoup pour récolter peu au final."
Que penses-tu du taux de projets retenus par l'ANR, à savoir 10 % ?
10%, et même 15% c’est ridicule. Il en faudrait plus, mais la difficulté reste la même : plus de projet c’est plus d’argent. En vrai, il y a deux choses qui me questionnent : premièrement, sur quelle base peut-on se dire qu’un système d’appel à projet avec si peu d’acceptés est efficace ? Aux États-Unis par exemple, le taux est de 23%. Deuxièmement, quel est le coup de tout ce système pour si peu d’acceptés ? Pour un appel à projet de l’ANR, ça fait travailler les chercheur·euse·s qui font le dossier, les chercheur·euse·s sollicités par le comité de sélection pour lire et donner un avis sur le dossier, et le comité de l’ANR qui tranche. Si on considère le temps investi par tout le monde, on dépense beaucoup pour récolter peu au final. En 2007, il n’y avait que 600 000 millions d’euros à partager à l’ANR.
partie 3 : Ta recherche et ses limites.
Les débouté·e·s de l'appel à projet, quels choix ont-il·elle·s ? Se conformer, partir ailleurs ? Que faire quand l'absence de financement obstrue sa recherche ?
jeunes chercheur·euse·s, brillant·e·s et précaires.
Intervenant : Thierry Brousse, vice-président en charge de la valorisation et de l’innovation, enseignant-chercheur à l'Institut des Matériaux Jean Rouxel.
"... en tant que doctorant, on peut faire des demandes de financement à l’Université [...] C'est dérisoire lorsque l’on compare la demande de travail nécessaire pour répondre à un appel à projet de l’ANR. À l’Université, on est plus sur de l’élection de délégué."
T’es-tu senti borné dans ton choix de doctorat par le système d’appel à projet ?
Quand on est doctorant·e en « science dure » comme je l’ai été, ça n’est pas trop le sentiment car on fait ce qu’on te dit. Par contre, j’ai un collègue en sociologie qui a galéré pendant un an avant de trouver un financement pour le sujet qu’il avait choisi. Il a failli jeter l’éponge.
Te sens-tu bien formé à la rédaction de dossier pour répondre à un appel à projet ?
Formé, non. On a eu une formation sur la méthodologie de la recherche où on a vu à quoi ressemblait un dossier, mais pas de formation à proprement parler. Par contre, en tant que doctorant·e, on peut faire des demandes de financement à l’Université pour des actes ponctuels : par exemple, pour aller faire une conférence à l’étranger. C’est une sorte d’appel à projet de l’Université, mais dérisoire lorsque l’on compare la demande de travail nécessaire pour répondre à un appel à projet de l’ANR. À l’Université, on est plus sur de l’élection de délégué (rires).
T’es-tu senti concerné par la problématique de l’utilisation des doctorants comme « cerveaux d’œuvre » ?
Il y a des situations qui peuvent être abusives, mais ce n’est pas ce que j’ai vécu. J’ai par contre des collègues qui avaient des relations avec des docteurs un peu plus aléatoires. La difficulté c’est qu’il y a deux façons de voir le doctorat. Un, comme un tremplin pour sa carrière scientifique. Deux, comme une formation : l’idée c’est de prendre le temps de mener un projet scientifique. Être utilisé comme cerveau d’œuvre peut être très problématique dans le premier cas, vu que ce n’est pas le·a doctorant·e qui profitera de la gloire de ses trouvailles.
Si le système de financement français ne t’avait pas permis de réaliser ton projet initial en tant que chercheur permanent, aurais-tu pensé à partir à l’étranger ?
C’est une question que je me suis posée, mais plus comme prétexte pour vivre ailleurs. Je pense qu’à l’étranger c’est le même problème, il y a juste peut-être des thématiques différentes. J’ai un ami qui est parti au Canada pour un projet, et une fois arrivé on lui annoncé qu’il n’y avait plus de financement disponible. Il a donc passé ses premiers temps de post-doc (ndlr : post-doctorat, contrat après la thèse) à faire des dossiers pour trouver un financement.
Et maintenant ?
La recherche scientifique oeuvre pour le futur à partir de ressources contemporaines. Des ressources économiques, mais également des ressources de temps : comme évoqué dans la conférence et dans le témoignage de Jérémy, répondre à un appel à projet sans garantie de financement s'avère être chronophage pour les chercheur·euse·s.
Par son fonctionnement en entonnoir, le financement de la recherche en France, voire en Europe, pourrait mener à une uniformisation des sujets de recherches, faute de financements et de temps. Cette uniformisation, en répondant certes aux enjeux actuels, pourrait mener à un défaut de réponses aux problèmes futurs, qui pour certains ne sont même pas encore conçus.
Alors que l'inconnu et le risque font partie du corps de la recherche scientifique, il semble important de rappeler que le financement ne devrait pas se baser uniquement sur de l'appliqué, de l'avéré. Ainsi, le nobel de physique français Pierre-Gilles de Gennes, en parlant de la recherche, dit ceci : “Le vrai point d'honneur n'est pas d'être toujours dans le vrai. Il est d'oser, de proposer des idées neuves, et ensuite de les vérifier.”